C’était il y a un an, en plein comité de rédaction de Charlie Hebdo, deux terroristes faisaient irruption dans les locaux du journal satirique, assassinant onze personnes, parmi lesquelles les dessinateurs Cabu, Wolinski, Charb, Honoré et Tignous. Depuis, c’est une vague sans précédent en faveur de l’une des valeurs sacrées de la République : la liberté d’expression qui ne cesse de se déployer. De la marche fleuve du 11 janvier 2015, durant laquelle quatre millions de personnes sont descendues dans la rue en brandissant crayons, stylos et dessins, au lancement le 6 janvier 2016 de l’opération « Dessinez, Créez, Liberté », en passant par la redécouverte du Traité sur la tolérance de Voltaire et de Paris est une fête de Hemingway, devenus des étendards de ce combat, les Français disent oui, un oui massif et sans condition à la liberté d’expression. Le 7 janvier 2015, c’est la liberté d’expression qui a été assassinée dans la rédaction satirique de Charlie Hebdo. Dès lors, elle est redevenue une valeur bien vivante en France.
Un peu d’histoire
La presse écrite est apparue dès la Renaissance sous la forme de simples feuilles volantes, vendue en librairie ou par colportage, clandestinement. En 1789, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen stipule dans son article 11 que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement […] ». L’invention de l’imprimerie (années 1450) et la Révolution française (1789) n’ont pas suffi à réellement développer la presse. La censure est encore très présente et ce n’est qu’au milieu du XIXème siècle, avec la Révolution industrielle, qu’elle se développe effectivement. La loi sur la liberté de la presse est votée le 29 juillet 1881, elle garantit l’indépendance des médias. L’article Ier énonce que « l’imprimerie et la librairie sont libres ». Au niveau international, la Déclaration universelle des droits de l’homme déclare en 1948, dans l’article 19 que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». En France et dans d’autres pays démocratiques, la presse est libre. Il ne faut pas oublier que cela n’est pas le cas dans beaucoup de pays, où la censure sévit. Il reste encore beaucoup de travail à faire sur ce terrain, c’est notamment pourquoi la Journée de la liberté de la presse existe.
Le Classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF) permet d’établir la situation relative de 180 pays au regard notamment de leurs performances en matière de pluralisme, d’indépendance des médias, de respect de la sécurité et de la liberté des journalistes.
En tête de l’édition 2015 du Classement mondial de la liberté de la presse figurent, comme souvent, trois pays nordiques, la Finlande, première depuis cinq ans, la Norvège et le Danemark. A l’autre bout du spectre, les pires situations sont relevées au Turkménistan, en Corée du Nord et en Erythrée, 180ème sur 180. La France figure à la 38ème place (+ 1), lesEtats-Unis à la 49ème (- 3), le Japon à la 61ème (- 2), le Brésil à la 99ème (+12), la Russie à la 152ème (- 4), l’Iran à la 173ème (stable) et la Chine à la 176ème (- 1).
Au cours de l’année 2014, les journalistes ont souvent été la cible de violence lors des manifestations. S’agissant du cadre légal, le projet de loi sur le secret des sources, n’a toujours pas été adopté. De manière générale, la France connaît un niveau élevé de conflits d’intérêts. La loi de programmation militaire(LPM) permet les mises sur écoute administrative dans un contexte où le secret des sources des journalistes est mal protégé. Les délits de « provocation aux actes de terrorisme » et « d’apologie du terrorisme » ont été retirés de la loi sur la liberté de la presse de 1881. Notez que les assassinats des journalistes de Charlie Hebdo ont été perpétrés après la période de prise en compte pour la compilation du Classement mondial 2015.
La liberté d’opinion, d’expression et d’information, ainsi que la liberté des médias constituent l’un des fondements essentiels d’une société démocratique.
L’irrévérence…
Charlie Hebdo”, journal autoproclamé “irresponsable”, a payé l’humour jusqu’à la mort. C’est son irrévérence qui a été reproché . Pourtant c’est le principe cardinal du journal satirique qui se savait menacé depuis toujours mais qui a toutefois choisi de continuer. Rire pour les uns blasphème pour les croyants, Charlie n’aurait-il pas travesti la liberté d’expression en liberté de provocation ? En vertu de la loi française sur la liberté d’expression Charlie est punissable. La représentation itérative de Mahomet est une provocation qui a faussé le discours de ces journalistes qui ne cherchaient qu’à tourner en dérision les religions.
Peut-on rire de tout ?
Les émotions passées il est nécessaire de se poser la question qui fâche : peut-on rire de tout ? À la question Pierre Desproges répond « oui mais pas avec tout le monde. » Et les journalistes étrangers qu’en pensent-ils ?
On peut effectivement condamner la barbarie contre l’hebdomadaire tout en jugeant que ses dessins satiriques étaient des provocations de nature islamophobe. Les caricatures de Mahomet sont devenues le symbole à tort d’une liberté qui a le droit de tout dire sans restriction. Le journaliste Matthew Yglesias souligne très justement « Ces images moqueuses et blasphématoires peuvent causer de la souffrance dans ces communautés marginalisées. Faire de ces images le symbole même de la liberté n’améliorera pas la situation. »
Jordan Wesissman appuie ce propos en disant qu’il est nécessaire de critiquer ces dessins dont il juge certains de « puérils et racistes » il est vrai qu’il faut rendre hommage aux auteurs et saluer leur courage mais il est important de faire la différence entre une oeuvre qui critique l’islam et des caricatures à la limite de l’insulte.
De nombreux médias américains ont préféré flouter les dessins de Charlie Hebdo. Le New York time a signifié ceci :« Nous ne publions pas d’images intentionnellement créées pour heurter les sensibilités religieuses » Une position qui a profondément divisé les journalistes américains. Même position pour The Telegraph.
A contrario, Jonathan Chait trouvait que ce positionnement du New York Times revenait à étouffer le droit au blasphème qui selon lui est anéanti sous prétexte que ces dessins sont provocateurs « On ne peut pas défendre le droit sans défendre la pratique », résume-t-il.
Il y a quelques années résonnait dans les réseaux sociaux le slogan «Tous journalistes» annonçant la fin de notre profession qui entamait sa crise de légitimité, elle-même se confondant avec la crise économique que connaît le secteur de la presse depuis l’avènement de l’Internet.
Pourtant, il s’agit bien des journalistes qui ont été victimes de terroristes. Ceux de Charlie Hebdo comme ceux kidnappés sur les fronts de guerre du Moyen-Orient. Le meurtre de journalistes montre plus que jamais que la profession est vivante : une profession importante, l’un des piliers de la République.
Un métier constamment menacé
En 2014, selon les chiffres de Reporters sans Frontières (RSF), ce sont 66 journalistes, 11 collaborateurs, et 19 citoyens journalistes qui ont été tués. Depuis 2008, 665 journalistes ont été assassinés dans l’exercice de leur métier. Des centaines d’autres sont emprisonnés, parfois torturés.
La liberté d’expression et la liberté d’opinion font aujourd’hui l’objet de menaces croissantes. Dans un contexte de multiplication des crises, les journalistes sont de plus en plus des cibles. En 2013, parmi les journalistes tués, quatre sur dix ont été victimes de conflits. Mais l’enjeu de la protection de la liberté d’expression et de la liberté de la presse n’est pas limité aux situations de conflit et aux actes terroristes. Dans de nombreuses régions se développent des mesures législatives ou réglementaires qui restreignent abusivement la liberté d’expression, en favorisant l’ingérence de l’État contre l’indépendance éditoriale des médias.
Différentes normes, notamment sur la pénalisation de la diffamation des religions, sur l’état d’urgence ou au prétexte de la lutte contre le terrorisme, sont utilisées pour interdire toute critique et justifier la fermeture de médias. Dans ce contexte, la question de la protection des journalistes et la lutte contre l’impunité sont des enjeux centraux de la liberté de la presse, alors que près de 90% des crimes commis contre les journalistes restent impunis.
La liberté d’expression à l’ère numérique
La France est attachée à la défense de la liberté d’expression y compris sur Internet. Internet constitue aujourd’hui un moyen planétaire de diffusion de l’information et des opinions qu’exploitent notamment les mouvements d’opposition, les défenseurs des droits de l’Homme et les journalistes. Mais Internet est également véhicule de propagande haineuse, de matériels susceptibles d’atteindre la morale et la santé publique ainsi que la sécurité des Etats.
A mesure que se développent les réseaux sociaux, les violations des droits de l’Homme se multiplient, commises par des Etats “ennemis d’internet”, selon le qualificatif d’RSF.
Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’opinion et d’expression, ainsi que le Rapporteur spécial sur la liberté des médias de l’OSCE intègrent cette problématique dans leurs enquêtes et leurs recommandations. Ces deux experts, ainsi que leurs homologues de l’OEA et la Commission Africaine des droits de l’Homme et des Peuples ont publié une déclaration conjointe en mars 2010 par laquelle ils dénoncent 10 menaces pour la liberté d’expression dans le monde dont les actions de certains gouvernements pour contrôler ou limiter l’Internet.
Etre ou ne pas être Charlie…
Après les attentats de Charlie hebdo nous étions nombreux à nous convertir au « je suis Charlie » Depuis le temps est passé et les choses ont bien évolué avec son lot de tristesse : les derniers attentats ont durement touchés la France et la Belgique. Pour rendre hommage Charlie a décidé lui aussi de porter sa plume, sauf que tous ceux qui étaient Charlie hier ne le sont plus aujourd’hui avec cette Une qu’ils trouvent d’une extrême violence. A cette polémique qui enfle sur les réseaux sociaux Hugo Polliart répond justement : «Pour moi, il n’y a que deux sortes d’humour: celui qui me fait rire et celui qui ne me fait pas rire. Si “être Charlie”, c’est vouloir que ce principe continue, alors je suis Charlie. Si être Charlie, c’est penser que tout ce que fait Charlie Hebdo est drôle, alors je ne le suis pas forcément». Et de conclure : «Charlie Hebdo est libre de faire l’humour qu’il veut, à partir du moment où on est toujours libre de ne pas en rire. Tout le reste, c’est du temps perdu sur les réseaux sociaux». La liberté d’expression a un prix, celui de la vigilance éternelle. Ce qui ne doit pas être dit ne gagne pas à être caché, mais à être écrit. Nous subissons, en partie avec les réseaux sociaux, une vague d’obscurantisme où l’opinion vaut mieux que les faits. Se créent alors des courants, agrégats idéologiques des «pour» et des «contre», qui s’affrontent indéfiniment, chacun avec sa propagande.